Dramane DIARRA : «Nous dénonçons le libertinage judiciaire sous le couvert de la lutte contre l’impunité »

L’affaire Issa Kaou N’Djim fait débat. Profanes et experts du droit, chacun y va de son interprétation. Poursuivi par le Tribunal de grande instance de la Commune IV de Bamako, en procédure de flagrance, pour « atteinte au crédit de l’Etat et de ses institutions et incitation au trouble à l’ordre public», il connaîtra son sort le 3 décembre. Dramane Diarra, magistrat et membre de l’Association Malienne des Procureurs et Poursuivants (AMPP) et de la Référence Syndicale des Magistrats (REFSYMA), nous livre son analyse de l’affaire.

 

Dans l’affaire Issa Kaou N’Djim plusieurs ont accusé le CNT,  de par sa résolution demandant la suspension  de la détention de son ex 4ème vice-président,  de « violation du principe de la séparation des pouvoirs. » Du moment où c’est la Constitution même, en son article 62, qui autorise le pouvoir législatif à requérir la suspension de la détention d’un de ses membres, est-ce que ces accusations sont justes ?

« L’article 62 de la Constitution dispose : « Les Députés bénéficient de l’immunité parlementaire. » Les immunités parlementaires sont, selon le lexique des termes juridiques : « Les prérogatives qui mettent les parlementaires à l’abri des poursuites judiciaires, en vue d’assurer le libre exercice de leur mandat. » Il y a quatre cas de figures qui se présentent selon les termes de l’article 62 de la constitution. « Aucun membre de l’Assemblée nationale ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé du fait des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions. (Immunité totale). Aucun membre de l’Assemblée nationale ne peut, pendant la durée des sessions être poursuivi ou arrêté en matière criminelle ou correctionnelle qu’avec l’autorisation de l’Assemblée nationale, sauf en cas de flagrant délit. Aucun membre de l’Assemblée nationale ne peut, hors sessions, être arrêté qu’avec l’autorisation du Bureau de l’Assemblée nationale sauf en cas de flagrant délit, de poursuites autorisées ou de condamnation définitive. La détention ou la poursuite d’un membre de l’Assemblée nationale est suspendue si l’Assemblée nationale le requiert. »

Le pouvoir judiciaire est indépendant des pouvoirs exécutif et législatif. Il s’exerce par la cour suprême et les autres cours et tribunaux. Le pouvoir judiciaire est gardien des libertés définies (y compris les libertés d’opinion, de pensée), par la présente constitution. Il veille au respect des droits et libertés définis par la présente constitution. Il est chargé d’appliquer dans le domaine qui lui est propre les lois de la République. La Cour constitutionnelle est juge de la constitutionnalité des lois et elle garantit les droits fondamentaux de la personne humaine et les libertés publiques. Elle est l’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics.

Au regard de tout ce qu’on vient d’évoquer, il n’est ni juste, ni fondé d’accuser le CNT, comme vous dites, de : « violation du principe de la séparation des pouvoirs. »

Si certains (dont moi-même) semblent se plaindre de cette disposition constitutionnelle (article 62 in fine), cela n’affecte en rien son application jusqu’à ce qu’elle soit modifiée ou changée au détour d’une révision constitutionnelle ou de l’élaboration d’une nouvelle constitution.

En l’espèce, la résolution du CNT est une loi que la justice devait purement et simplement appliquer au risque de coalition de fonctionnaires contre la constitution et les lois de la République (crime), de forfaitures (crime) pour les uns, de détention illégale et arbitraire (crime) pour les autres, de fautes disciplinaires et professionnelles pour d’autres encore, etc.

Et d’autre part, comme dit précédemment, le gouvernement devait assurer l’exécution de cette résolution  (loi), au risque d’engager sa responsabilité, notamment le premier ministre et le ministre de la justice.

D’autre part encore, le Président de la Transition, en tant que gardien de la constitution et chargé de veiller au fonctionnement régulier des pouvoirs publics, engagerait également sa responsabilité s’il ne s’assumait pas quant à ses prérogatives constitutionnelles. Il devait enjoindre au gouvernement d’assurer l’exécution de la résolution du CNT.

 Selon la commission ad hoc du CNT relative à l’affaire, la note technique du procureur de la Commune IV déclare que l’affaire est une « réinstruction » d’une enquête préliminaire de juillet 2021. Est-ce qu’en la matière la procédure de flagrant délit peut prospérer ?

J’ignore d’abord à quelle fin, une note technique du procureur de la république près le Tribunal de Grande Instance de la Commune IV du District de Bamako peut atterrir au CNT si ce n’est dans le but de demander la levée de l’immunité dont bénéficiait Issa Kaou N’DJIM en tant que membre du CNT (Parlement de la Transition). Ensuite, le flagrant délit est défini par l’article 65 de notre Code de Procédure Pénale, comme un crime ou un délit qui se commet actuellement ou qui vient de se commettre, ou dans un temps très voisin de l’action où la personne soupçonnée est poursuivie par la clameur publique, ou est trouvée en possession d’objets, ou présente des traces ou indices, laissant penser qu’elle a participé au crime ou au délit. Alors si cette note technique fait allusion au mois de juillet, je laisse le soin, même aux profanes d’apprécier. Je pense qu’Issa Kaou N’DJIM a été interpellé le mardi 26 octobre 2021 au petit soir chez lui. Si vous voulez, vous pouvez vous poser quelques interrogations. Est-ce que Issa Kaou N’DJIM a été interpellé en train de troubler l’ordre public et d’attenter au crédit de l’Etat ? Est-ce qu’il était poursuivi par la clameur publique ? Est-ce qu’il venait de quitter le lieu de l’infraction avant d’être interpellé ? Est-ce qu’il a été trouvé en possession d’objets concernant l’infraction (les produits de l’infraction par exemple) ou des traces ou indices ? Sans compter qu’entre juillet et octobre il y a bien trois mois environ qui se sont écoulés.

Est-ce que les faits reprochés à Issa Kaou N’DJIM peuvent recevoir, juridiquement, la qualification d’atteinte au crédit de l’Etat ?

La juste qualification des faits par les autorités de poursuite est extrêmement importante. Elle participe de la bonne administration de la justice, du traitement diligent et clair des dossiers en allégeant la tâche des juges (instruction et jugement), etc. Par contre une fausse ou mauvaise qualification des faits renvoie généralement à deux choses : la mauvaise foi du poursuivant (y compris à rechercher sa faute professionnelle sans préjudice de poursuites pénales), ou la méconnaissance (incompétence), qui renvoie aux mêmes conséquences que dans le premier cas lorsqu’il s’agit surtout des règles de procédure qui sont d’ordre public.

Avant de répondre à la question, on peut évoquer l’article 167 du Code Pénal, qui fait partie de la Section IX intitulée : Des atteintes au crédit de l’Etat et du refus de payer des impositions, contributions et taxes assimilées (articles 167 à 173). En effet, l’article 167 est ainsi disposé : « Seront punis d’un emprisonnement de trois mois à deux ans et d’une amende de 24.000 à 240.000 francs. Ceux qui, par des voies et moyens quelconques, ont sciemment propagé dans le public des fausses nouvelles ou des allégations mensongères de nature à ébranler directement ou indirectement sa confiance dans le crédit de l’Etat, des collectivités territoriales, des établissements publics, de tous organismes où ces collectivités et établissements publics ont une participation. Ceux qui, par des voies et moyens quelconque, ont invité le public à des retraits de fonds des caisses publiques ou des établissements obligés par la loi à effectuer leurs versements dans les caisses. Ceux qui, par les mêmes moyens et dans le but de provoquer la panique, ont incité le public à la vente de titres de rente, ou autres effets publics, ou l’ont détourné de l’achat ou de la souscription de ceux-ci, que ces provocations aient été ou non suivies d’effet. Dans tous les cas, le jugement sera publié dans deux journaux désignés par le tribunal et aux frais du condamné. »

Il en ressort, qu’il ne s’agit nullement de crédit moral ici, mais de crédit en matière de finance. A ce propos l’article 172 du Code pénal est on ne peut plus clair : « Dans les cas prévus aux articles 167, 168 et 169, les poursuites ne peuvent être engagées par le ministère public que sur la plainte du Ministre des Finances, ou le cas échéant, à la demande des représentants légaux des organismes intéressés. »

Pour les articles 168 et 169 il s’agit de refus de paiement des impositions, contributions et taxes assimilées dont les victimes peuvent être des autorités nationales, déconcentrées ou des collectivités décentralisées.

Vraisemblablement, la poursuite exercée par le ministère public n’est adossée à aucune plainte de cette espèce.

Ici aussi, le jugement du commun des mortels peut être implacable quand on confronte les faits à ces dispositions légales qui sont censées les caractériser.

En ce qui concerne les troubles à l’ordre public, leur siège est l’article 63 du code Pénal : « L’obstruction de la voie publique par attroupement illicite, barricades, allumage ou entretien de feu dans le dessein d’entraver ou d’empêcher la libre circulation des personnes ou de semer la panique au sein de la population, sera punie de six mois à trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 20.000 à 200.000 francs ou de l’une de ces deux peines seulement.

Si les faits prévus à l’alinéa précédent ont été commis par attroupement armé, en réunion ou en bande et à force ouverte, le maximum de la peine pourra être porté à cinq ans et l’amende à 400.000 francs. »

Ici également, je laisse le soin à vos lecteurs et à vous-même d’en juger.

Comment l’AMPP perçoit toute cette affaire qui fait polémique aujourd’hui ?

Nous, en tant que syndicalistes ou membres de l’Association Malienne de Procureurs et Poursuivants, nous sommes en place pour protéger la justice dans son ensemble, et non pas pour la défense de X ou X magistrat ou animateur de la justice, encore moins ceux qui n’accomplissent pas leur fonction conformément à la loi, qui vilipendent donc l’institution judiciaire de par leur comportement illégal et infractionnel. Ils doivent subir la rigueur de la loi comme tout autre citoyen. Nous condamnons et nous dénonçons, avec force, le libertinage judiciaire sous le faux couvert de la lutte contre l’impunité. La justice spectacle orchestrée par certains n’a d’autre but que de masquer ses auteurs qui ont cédé soit à des autorités, soit à une pression populaire au mépris de la loi et des règles de droit. Dans l’un ou l’autre cas, c’est la justice qui en pâtit. La démocratie, ce n’est pas le gouvernement des juges. Par contre, nous encourageons les nombreux magistrats et autres acteurs de la justice, les bons, à continuer d’assurer leur sacerdoce avec courage, responsabilité et compétence, pour le bien du Mali, de ses citoyens et de sa justice.

Propos recueillis par Boubacar Diallo

Source : Journal du mali

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