« La question très taboue du racisme en Tunisie n’a jamais fait l’objet d’un débat national »

Tribune. Le racisme et le populisme, qui se répandent dans le monde entier, ont gagné, en Tunisie, le sommet de l’Etat. Mardi 21 février, le président de la République, Kaïs Saïed, a choqué en reprenant à son compte la théorie du grand remplacement, appelant à des « mesures urgentes » contre les Africains subsahariens, source, selon lui, « de violence, de crimes et d’actes inacceptables ».

Il n’est malheureusement ni le seul, ni le premier, dans le pays à afficher ces idées. Depuis près d’un an, les discours incitant à la haine et à la xénophobie se propagent simultanément en Tunisie et en Egypte, au moins. Sur les réseaux sociaux, les campagnes appelant à renvoyer chez eux les Africains subsahariens se multiplient. Il faut dire que, depuis toujours, la question très taboue du racisme en Tunisie, en particulier à l’égard des Noirs, n’a jamais fait l’objet d’un débat national. La plupart des Tunisiens se définissent comme méditerranéens et maghrébins, plus rarement comme africains ni à peau noire.

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Très peu savent que tous les Noirs de Tunisie ne sont pas uniquement des descendants d’esclaves, mais qu’il a toujours existé une population noire, comme certains Berbères à la peau très foncée. Les Noirs, d’où qu’ils viennent, sont considérés comme des sous-hommes, solides et aptes aux métiers pénibles. Ils seraient dociles, travailleurs, gentils, des gens de confiance, infatigables.

Tabou

Ni l’éducation ni l’imaginaire collectif n’incitent à penser réellement la question d’un racisme existant comme partout ailleurs. Rares sont ceux qui, par exemple, remettent en question les propos esclavagistes de l’historien et géographe tunisien Ibn Khaldoun, né à Tunis (1332-1406), porté aux nues, sans nuances – auteur des Prolégomènes, il fut le précurseur de la sociologie. Le tabou toucherait-il également le monde académique ?

Mais la Tunisie vit actuellement une crise sans précédent. Il est alors plus facile d’accuser l’étranger que de reconnaître ses échecs en tant que dirigeants. Les citoyens ont l’impression que le gâteau est trop petit pour être partagé avec des étrangers, même quand ces derniers exercent des emplois dont les locaux ne veulent pas. C’est sur ce terreau que s’est développé un parti de la droite tunisienne, légalisé en 2018, baptisé Parti nationaliste tunisien et qui s’autoproclame « protecteur de la patrie ». Sa thèse principale, reprise sans complexes par Kaïs Saïed, repose sur la dénonciation d’un complot visant à « noircir » les populations de l’Afrique du Nord.

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Ces affirmations ne reposent sur aucune statistique fiable. Ce grand remplacement fantasmé éloignerait la Tunisie de son appartenance au monde arabo-musulman. Les militants de ce parti se sont d’abord rendus visibles sur les réseaux sociaux, mais aujourd’hui ils occupent largement le terrain médiatique traditionnel et le parti dispose d’une milice agissant sur tout le territoire. Il fait l’amalgame entre migrants, immigrés, demandeurs d’asile, personnes en situation irrégulière et victimes du trafic d’êtres humains. Ce discours matraqué et validé par le chef de l’Etat, mais condamné par l’Union africaine (UA), finit par convaincre une grande partie de la population.

Ces allégations ont alors immédiatement ouvert les vannes de la haine et réveillé les démons racistes. Ceux qui s’en prennent aux Africains subsahariens ne voient pas les Noirs comme leurs semblables, ce qui leur permet de les frapper, de brûler leur foyer et de pousser femmes et nourrissons dans la rue.

Plus de lait, de riz ni de semoule

Les militants tunisiens noirs sont, eux aussi, violemment ciblés. Menacés même. La croyance selon laquelle ils seraient financés par des associations européennes afin de ne pas permettre aux migrants d’arriver sur le Vieux Continent est bien là. Tout récemment, le journaliste Mohamed Bouzidi, de l’émission « Bila 9ine3 » (« sans masques »), interrogeait avec virulence à ce sujet Mme Saadia Mosbah, l’une des deux autrices de cette tribune. Cette dernière s’est indignée du ton employé. Elle a eu le sentiment qu’il s’adressait à une cheffe de gang.

Les défenseurs des droits sont accusés très directement par des vidéos trafiquées, le plus souvent d’une manière maladroite, de participer au « complot noir ». Des commentateurs montrent un prétendu manque de civilité des Subsahariens, images vidéo à l’appui, soutenues par des propos haineux à l’encontre du Maghreb.

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Aujourd’hui des hommes, des femmes et des enfants peuvent être maintenus en détention provisoire durant quatre jours. La frayeur s’installe dans les différentes communautés subsahariennes, qui se retrouvent dans la rue, créant ainsi un effet de masse qui sera présenté comme preuve de l’envahissement du pays par une population noire. Des milices appartenant au Parti nationaliste tunisien sillonnent les rues du Grand Tunis, de Sfax ou de Médenine, ordonnant aux propriétaires de mettre à la rue tous les Africains subsahariens et aux commerçants de ne plus leur vendre de lait, de riz ni de semoule, sous peine de fermeture et de poursuites judiciaires, amendes, ou même emprisonnement.

Il est triste que cette tragédie se déroule dans le pays où le psychiatre et militant anticolonialiste martiniquais Frantz Fanon a exercé et a commencé à élaborer sa pensée antiraciste. De plus, toutes les hypothèses sur l’origine du mot Afrique aboutissent à Carthage et à ses environs : c’est de Tunisie que viendrait ce nom qui est aujourd’hui celui de tout un continent. Quelle ineptie, alors, que ce soit précisément un leader tunisien qui exprime aujourd’hui la volonté de division d’un continent en pleine croissance, au sein duquel les migrations sont une réalité durable, banale, et que rien ne pourra jamais arrêter !

Crainte des représailles

Ce qui arrive à la Tunisie est grave et la société civile s’organise, dans l’urgence, pour exprimer sa vive désapprobation. Des jeunes étudiants mettent sur pied un front antifasciste en Tunisie, des associations contre les discriminations, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux, communiquent au niveau international, mais assurent aussi un travail au plus proche des sans-abri souvent regroupés dans les églises disponibles, au moins à l’heure des repas. A Paris, un rassemblement se tiendra devant l’ambassade de Tunisie, vendredi 3 mars.

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Il n’est jamais trop tard pour appeler au rassemblement, à la solidarité, au calme et proposer un véritable projet économique et social à une Tunisie exsangue, et dont de nombreux marchés se font avec l’Afrique subsaharienne.

Les citoyens ont besoin d’une vision claire de leur avenir sans chercher de faux responsables. En effet, « la délivrance des complexes de haine ne sera obtenue que si l’humanité sait renoncer au complexe de bouc émissaire », écrivait Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs.

Source : lemonde

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