Démocratie : pourquoi le “troisième mandat” présidentiel gangrène la politique africaine ?

Un concert prévu ce 17 septembre à Dakar au Sénégal est finalement interdit. Le mouvement citoyen à l’initiative de l’événement milite pour “la limitation à deux mandats présidentiels.” Cette annulation pose la question des enjeux démocratiques du troisième mandat présidentiel au Sénégal, mais aussi sur le reste du continent africain.

 

Le concert panafricain prévu à Dakar le 17 septembre n’aura pas lieu. Il devait être le démarrage d’une campagne citoyenne pour sensibiliser sur les enjeux démocratiques. La préfecture estime que la tenue de l’événement “comporte des risques de troubles à l’ordre public et d’accidents.” L’événement, dont le mouvement citoyen “Tournons la page”, est à l’initiative, se voulait en faveur d’une limitation à deux mandats présidentiels.

L’interdiction du concert survient alors que le président du Sénégal, Macky Sall, reste flou sur ses intentions politiques. Après des élections législatives où l’opposition talonne le camp présidentiel d’un seul siège à l’Assemblée nationale, va-t-il tenter de briguer un troisième mandat lors de l’élection présidentielle de 2024 ? Souvent vu comme un générateur d’instabilité dans les pays du continent africain, la problématique du troisième mandat présidentiel est une question récurrente. Quels en sont les enjeux ?

Un vecteur d’instabilité politique

En 2015, c’est un tournant au Burundi. La décision du présidentPierre Nkurunziza de briguer un troisième mandat en avril de cette année “a déclenché des manifestations, une répression brutale, une tentative de coup d’État mal préparée et une purge des chefs militaires considérés comme pas assez fidèles au président”, énumèrent Joseph Siegle et Candace Cook, dans un article du Centre d’études stratégiques de l’Afrique (un oranisme dépendant du département de la Défense des États-Unis et financé par le Congrès américain), paru en août 2021. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. En Côte d’Ivoire, de violentes manifestations ont éclaté en août 2020, pour protester contre la candidature à un troisième mandat d’Alassane Ouattara.

Non seulement ça rime avec l’instabilité mais ça appelle l’instabilité.Roger Koudé, professeur de droit international à l’IDHL

Le Sénégal a failli expérimenter un troisième mandat du président Abdoulaye Wade. En 2012, lorsque le Conseil constitutionnel valide la troisième candidature de ce dernier, la ville de Dakar devient le théâtre de violents affrontements entre forces anti-émeutes et manifestants. Malgré cela, il maintient sa candidature, mais est battu. C’est Macky Sall qui est élu. “Huit conflits internes ou politiques en cours en Afrique se déroulent dans des pays qui n’ont pas de limitation de mandat ou dans lesquels celle-ci n’a pas été respectée”,  observent en 2021 Joseph Siegle et Candace Cook.  “On est dans un cercle vicieux, on ne s’en sort pas” analyse de son côté Roger Koudé, professeur de droit international à l’Institut des droits de l’Homme de Lyon (IDHL), rattaché à l’université catholique de Lyon. “Non seulement ça rime avec l’instabilité mais ça appelle l’instabilité”, considère-t-il. “Quand tout le monde se rend compte que le jeu politique est verrouillé et que rien ne va bouger, ça signifie qu’il va y avoir une instabilité politique”.

Un coup d’État est vraiment symptomatique du chaos suscité par la volonté d’un chef d’État de briguer un troisième mandat.David Dosseh, initiateur du mouvement citoyen Tournons la page

Aussi, l’affranchissement de la limitation des mandats peut conduire certains présidents des pays concernés à leur perte. Le 5 septembre 2021, le président guinéen Alpha Condé est démis de ses fonctions par le Groupement des Forces spéciales, une unité militaire. Moins d’un an auparavant, il avait été réélu pour un troisième mandat contesté. David Dosseh, initiateur du mouvement citoyen “Tournons la page”, qui milite pour une limitation à deux mandats présidentiels, estime qu’il est nécessaire de se poser la question de ce qui a conduit à ce coup d’État. Il considère que “un coup d’État est vraiment symptomatique du chaos suscité par la volonté d’un chef d’État de briguer un troisième mandat.

Des raisons valables de s’accrocher au pouvoir ?

Malgré le risque de plonger un pays dans le chaos, comment expliquer l’obstination des dirigeants à s’accrocher au pouvoir ? Roger Koudé liste plusieurs hypothèses qui tentent de justifier cela. Selon lui, “ce sont tous des arguments qui ne tiennent pas.” “Le plus souvent, on va dire qu’en raison du contexte sécuritaire ou pour la stabilité du pays, il faut nécessairement un homme d’expérience capable de conduire le pays”, explique le professeur de droit international. Or, “il est difficile de croire que personne d’autre ne peut conduire le pays en dehors du président en place”, analyse-t-il.

Autre argument qui est avancé assez souvent, “c’est de dire que l’équipe en place a lancé un certain nombre de projets et qu’il faudrait les laisser au pouvoir pour poursuivre ses actions-là”, poursuit Roger Koudé. Sauf que lorsqu’un président est élu, la durée du mandat est déjà déterminée. Il sait donc qu’il a un temps imparti pour mettre son programme en œuvre. “On ne peut pas dire que ceux qui défendent la thèse de continuer ce qui a été engagé seraient surpris en quelques sortes par le temps”, analyse le professeur. “Et si à la fin du mandat, vous n’avez pas pu faire ce que vous vous êtes engagé à faire, sachant que c’est sur cette base que vous avez été élu, c’est qu’il y a un problème.” Selon le militant David Dosseh, les chefs d’État qui cherchent à conserver le pouvoir ne le font pas “par dévouement excessif pour le peuple, mais pour conserver des avantages personnels.”

Pourquoi un pays comme le Congo ou le Tchad aurait plus de contraintes et d’exigences qu’un autre pays, comme les États-Unis, au point de prolonger indéfiniment le mandat du président ?Roger Koudé, professeur de droit international à l’IDHL

En regardant plus largement à l’international, le professeur de droit international Roger Koudé invite à se questionner sur la légitimité du processus. “Pourquoi un pays comme le Congo ou le Tchad aurait plus de contraintes et d’exigences qu’un autre pays, comme les États-Unis, au point de prolonger indéfiniment le mandat du président ?” Par ailleurs, il constate que les chantiers commencés au cours des premiers mandats “réglementaires” “ne s’achèvent jamais et le résultat est loin d’être satisfaisant.” Pour lui, tous ces arguments sont en réalité “des stratégies de confiscation du pouvoir parce que ceux qui sont en place ne veulent pas jouer le jeu démocratique.

Un phénomène contagieux ?

En 2015 et 2016, d’autres dirigeants d’Afrique centrale, tels que Paul Kagame au Rwanda, Denis Sassou-Nguesso en République du Congo et Joseph Kabila en République Démocratique du Congo” ont joué avec les règles pour “rester au pouvoir plus longtemps”, analysent les auteurs de l’article du Centre d’études stratégiques de l’Afrique. Ils notent également que depuis 2015, treize dirigeants africains ont contourné la limitation des mandats. “Bien que le contournement de la limitation des mandats en Afrique existe depuis la fin de la guerre froide et non depuis 2015, il s’est considérablement accéléré depuis cette date”, analysent Joseph Siegle et Candace Cook. Roger Koudé estime quant à lui qu’il y a “au moins 26 ou 27 pays, majoritairement francophones, qui ont expérimenté ou pratiqué d’une manière ou d’une autre ce système de troisième mandat.

Quand un dirigeant réussit à briguer un troisième mandat, un deuxième suit ses pas, et cela inspire les autres.David Dosseh, initiateur du mouvement citoyen “Tournons la page”

Troisième mandat : mode d’emploi

Lorsqu’un dirigeant cherche à conserver le pouvoir plus longtemps qu’il ne le devrait, il le fait généralement de deux manières.

Soit en modifiant la Constitution, appelé parfois “tripatouillage” constitutionnel : “Lorsque la Constitution d’un pays limite le nombre de mandats à deux, ils la modifient lorsque le terme de leur mandat est proche”, explique David Dosseh. “À partir de là, ils demandent à ce que le compteur soit remis à zéro pour leur permettre de briguer un autre et un second mandat.

Soit en interférant dans le processus électoral : “Dans les pays où la Constitution ne limite pas le nombre de mandat et qu’ils doivent passer par des élections, tout ce qu’ils font c’est vicier le processus électoral, poursuit le militant. Ils mettent tout en place pour que leur réélection soit assurée.

David Dosseh quant à lui n’hésite pas à parler de “pandémie de troisième mandat.” Pour lui, “quand un dirigeant réussit à briguer un troisième mandat, un deuxième suit ses pas, et cela inspire les autres.” Selon lui, le président de Côte d’Ivoire Alassane Ouattara aurait bénéficié du soutien de son homologue guinéen Alpha Condé pour briguer un troisième mandat parce que ce dernier avait des ambitions similaires.  Un des pays qui échappe pour le moment à cette “pandémie de troisièmes mandats” est le Sénégal. “J’espère que la sagesse prévaudra”, avoue Roger Koudé. “Ce serait un peu dommage que le président Macky Sall vienne commettre cet acte-là au Sénégal, je ne suis pas sûr que ce serait quelque chose de bien pour cette Afrique francophone.

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