Transport : Les souvenirs de Bocar, chauffeur de taxi depuis les années 80

 La Mercedes 190 s’immobilise, essoufflée par un (trop) long parcours. L’âge, même chez les moteurs, ne pardonne pas ! Sa première mise en circulation date de 1990. Donc 30 ans ! Une respectable dame. Elle est cabossée de toute part. Les séquelles de plusieurs accidents ont fini de la dénaturer. La couleur jaune tend vers le nacré. Un coup de chiffon lui ferait certainement le plus grand bien. Le chauffeur en sort, l’air pressé mais visiblement fatigué. Il a dû se réveiller depuis le premier chant du coq pour ne pas rater les premiers clients lève-tôt. A 64 ans, Bocar garde encore le sourire. Fataliste de l’extrême, sa vie est gouvernée par le destin. Derrière le volant de son taxi, il parcourt jour et nuit artères, rues et ruelles de la capitale. Ce jour-là, après avoir conduit une cliente jusqu’à Kati voisine, il fait un arrêt obligatoire chez le garagiste.

 

Le plissement de son nez de fouine ajoute, d’un coup, douze rides à son front déjà bien pourvu. Il fit inspecter son taxi par le toubib des tacots. Celui-ci diagnostique une anomalie dans l’alimentation du moteur en carburant et préconise d’autres entretiens d’urgence. Sans quoi, le véhicule risque de rendre, définitivement, l’âme dans les jours qui suivent. Bocar n’a guère le choix que d’interroger son porte-monnaie et dépenser ses maigres recettes de la veille pour mettre son taxi en état de (re) marcher. Le mécanicien se mit au travail…

Pendant ce temps, le vieux taximan plonge dans ses souvenirs. D’un commerce facile, il fit remarquer à un jeune apprenti du mécanicien qu’il est plus âgé que son père. Peut-être même le grand père du garçon. Natif de Bénougou, dans le Cercle de Kati, il est chauffeur de taxi depuis 1982 à Bamako. Ville qu’il n’a jamais quittée depuis les années 70 quand sévissait la famine dans le Sahel.

Les cheveux blancs, dos légèrement courbé sous le poids de son travail de chauffeur de taxi, il n’a connu que ce métier qu’il adore par-dessus le marché. « Adorer, c’est trop dire », corrige le vieux taximan qui précise qu’il n’a pas « trouvé mieux pour entretenir sa famille déjà nombreuse. “C’est le fait de Dieu”, se console-t-il, toujours fataliste.

LES FRANÇAISES –« Dans les années 80, nous n’étions pas nombreux à pratiquer ce métier. De toutes les façons, il n’y avait pas assez de véhicules à Bamako », se remémore Bocar. Lui-même n’a été chauffeur de taxi attitré qu’en 1982. En cette belle époque, les taxis sont centralisés à la Place du Souvenir, communément appelée par les Bamakois « Location place ». Les Mercedes 190 et 200 qui font l’essentiel des « jaunes » aujourd’hui n’étaient pas encore fabriquées. C’étaient les Renault : R9, R12, R4… Que des françaises !« Nous étions payés en francs maliens. Deux ans plus tard, le Mali bascule dans le CFA » dit-il, nostalgique.

Le taxi est entre les mains du mécanicien. Celui-ci est entouré de ses apprentis. Les cliquetis du moteur ne rassurent pas Bocar. Pour lui, cette résonnance du moteur montre que les parois de la chambre de combustion où logent les pistons sont dans un sale état. Le mécanicien, lui, reste imperturbable et continue tranquillement à désosser le tacot de notre vieux taximan auquel il faut, pourtant, donner une nouvelle jeunesse.

Bocar enseigne que le métier de « taximan » était noble. Le taxi nourrissait son homme. Les chauffeurs étaient sérieux et bien organisés. Entre les lignes, il fallait lire que ceux d’aujourd’hui ne répondent plus aux critères d’antan. Très indisciplinés dans la circulation routière, ils sont à l’origine de plusieurs accidents, entrainant mort d’homme. La nuit, ils ont la sale réputation de se faire complices ou auteurs de vol et de braquages. Les chauffeurs de taxi cèdent leurs engins aux plus jeunes qui roulent jusqu’à l’aube. Chacun y trouve son compte. Bocar est contre cette tricherie. « Ce n’est pas normal », dit-il. Le véhicule, selon lui, doit avoir un temps de repos.

La cité était bien organisée en 1982. Bamako était repartie en zones pour les taxis. Les tarifs sont connus de tous. Pour aller dans la zone 1, il faut débourser 700 Fcfa. Cette zone renferme le centre-ville (Bagadadji, Bamako Coura, Dravela, Tominkorobougou, Hamdallaye).Quand on veut joindre la zone 2, il faut débourser 1400 Fcfa. Il s’agit des anciens quartiers de Lafiabougou, Quartier Mali, Bankoni, Korofina, Bakarybougou, Sans fil et Zone industrielle. La zone 3, à 2100 Fcfa, couvre Faladje, Niamakoro, Djelibougou et Boulkassoumbougou.Pour aller à Kati où à l’aéroport, le client saigne de 3500 Fcfa.”A cette époque, nous versons une moyenne de 5000 au propriétaire du taxi contre 10000 Fcfa aujourd’hui “. Né d’un père cultivateur et d’une mère ménagère, Bocar Koné promet de finir ses jours dans ce métier dont est fier.

Après les réparations, le mécanicien rallume le taxi, après plusieurs tentatives infructueuses. Le moteur est agonisant. La carrosserie ne paye pas de mine. Mais Bocar ne peut se donner le luxe de changer le moteur de son taxi. Il lui faut près du demi-million. Les 15.000 Fcfa de frais de réparation lui donnent  déjà  du fil à retordre. Alors, un nouveau moteur ?

Trois grosses gouttes de sueur coulent sur son front. En fouillant dans ses poches, il rassemble en menues monnaies le montant. Soulagé, il embarque, avant de se fondre dans le magma de voitures qui étouffe la capitale.

AC/MD

(AMAP)

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