Mahamat Saleh Annadif : « La sortie de crise est du ressort des Maliens »

Dans l’interview qui suit, le chef de la Minusma évoque la mission de bons offices, menée récemment pour l’apaisement du climat sociopolitique. Aussi, il se prononce sur la situation sécuritaire du pays, le redéploiement de l’Armée reconstituée à Kidal et le renforcement du mandat de la Minusma

 

L’Essor : Vous auriez rencontré l’imam Mahmoud Dicko avec des propositions de sortie de crise. Qu’en est-il réellement et que préconise la Minusma comme solutions pour apaiser le climat sociopolitique ?
Mahamat Saleh Annadif : Effectivement, avec mes frères de la Cedeao et de l’Union africaine, nous avons rencontré, les 6 et 7 juin derniers, entre autres, le président de la République du Mali, Ibrahim Boubacar Keïta d’une part, l’imam Mahmoud Dicko et Choguel K. Maïga d’autre part. Ces rencontres sont dictées par le rôle de « bons offices », qui nous a été confié par nos organisations respectives.

En effet, compte tenu de l’évolution de la situation politique, nous avons estimé qu’il était important de rencontrer les principaux acteurs afin de mieux comprendre les dynamiques, et appeler à l’apaisement à travers le dialogue.
Pour nous, toute solution de sortie de crise, demeure du ressort des Maliens. Nous ne sommes que des facilitateurs et accompagnateurs, soucieux de la paix et de la stabilité de ce pays qui nous est tous cher. Tout le reste, n’est que spéculations.

L’Essor : Quelle appréciation faites-vous de la situation sécuritaire au Mali en général ?
Mahamat Saleh Annadif : La situation sécuritaire reste inégale selon les régions depuis le dernier trimestre de l’année 2019 jusqu’à ce jour. Nous avions constaté une baisse sensible des incidents et des cas d’abus et de violation des droits de l’Homme à la faveur de la multiplication des opérations de sécurisation lancées au centre du pays, en même temps que d’importants efforts de médiation et de réconciliation entre les communautés, menés par les équipes de la Minusma.

Malheureusement, depuis le mois de mars 2020, nous constatons une hausse des incidents intercommunautaires, mais aussi une recrudescence des attaques contre la population par des éléments armés extrémistes. Cette nouvelle détérioration de la situation sécuritaire est d’autant plus grave qu’elle est couplée à des vols à mains armées, des actes de banditisme ou de vengeances entre communautés de plus en plus violents et rapprochés.

L’impact est une détérioration tout aussi inquiétante de la situation des droits de l’Homme et de la protection des civils, le déplacement de populations désemparées, ainsi qu’une importante crise humanitaire.
De même, dans les régions du Nord, comme au Centre du pays, des attaques continuent d’être enregistrées et sont pour la plupart des attaques attribuées aux groupes armés terroristes.

La Minusma, les Forces de défense et de sécurité nationales et les forces internationales, ainsi que les populations civiles, ont continué d’être leurs principales cibles. Cela n’entame en rien notre détermination commune à restaurer la sécurité dans ces régions afin que les populations locales puissent enfin apprécier les dividendes de la paix.
Dans le même temps, plusieurs opérations militaires de la Minusma ont été lancées pour aider à la libre circulation des personnes et des biens. C’est le cas de l’opération « Séka » sur l’axe Labbezanga-Ansongo. D’autres opérations de sécurisation et de protection des civils comme « Winner » et « Whisper » ont également eu lieu, ou sont en cours.

L’Essor : Dans la Région de Mopti où le conflit revêt une dimension intercommunautaire, en quoi consiste l’action de la Minusma pour le retour de la paix ?
Mahamat Saleh Annadif : Notre action dans le Centre du pays est composée d’actions civiles, ainsi que des patrouilles de protection ou de sécurisation. Les actions civiles consistent en un travail de rapprochement entre les communautés en vue de favoriser le dialogue et la réconciliation.

Cette médiation a pour objectif de recoudre le tissu social en aplanissant les incompréhensions qui sont parfois instrumentalisées par des forces négatives. Dans ce cadre, nos composantes civiles (médiation, stabilisation, droits de l’Homme, affaires politiques, affaires civiles) ont facilité de nombreuses rencontres de dialogue, de réconciliation, et ont aussi financé plusieurs projets d’activités génératrices de revenus pour renforcer ces nouvelles ententes.

De janvier à mars 2020, le financement de 70 projets à effet rapide de la Minusma, et de 13 projets du Fonds fiduciaire pour la paix et la sécurité au Mali, de montants s’élevant respectivement à 2,45 et 3,61 millions de dollars (ndlr environ 1,8 milliard de Fcfa), a été approuvé. Ces projets prévoient des activités dans les domaines de la cohésion sociale et de la prévention des conflits, de l’appui technique au secrétariat permanent du Cadre politique de gestion de la crise au centre du Mali, de la construction de postes de police dans la Région de Mopti et de la consolidation du pouvoir judiciaire. C’est le cas de notre appui à l’organisation des élections législatives qui viennent de se tenir.

Le Fonds de consolidation de la paix a, en outre, lancé sept nouveaux projets pour un montant total de 16 millions de dollars (ndlr environ 8 milliards de Fcfa) visant à appuyer les programmes de prévention des conflits et de médiation, l’amélioration de l’accès à la justice, les mesures contre l’impunité et les initiatives de promotion de la jeunesse et de l’égalité femmes-hommes.
Indépendamment de nos mandats respectifs, nous avons établi une bonne coordination avec les forces internationales ainsi qu’avec les forces de défense et de sécurité maliennes nous permettant de mutualiser nos capacités pour atteindre un objectif commun, à savoir la sécurisation des populations, la stabilisation et le rétablissement de la paix au Mali.

L’Essor : Le processus de redéploiement de l’Armée malienne reconstituée à Kidal connaît des difficultés. Que fait la Minusma pour aplanir les divergences entre les différentes parties afin de permettre, dans un meilleur délai, l’entrée du deuxième contingent ?
Mahamat Saleh Annadif : Le processus de redéploiement de l’Armée malienne reconstituée, notamment dans les régions du Nord constitue un point important de l’Accord. La Minusma est un acteur central dans ce processus, avec la présidence de la Commission technique de sécurité (CTS), mais aussi avec son apport financier, logistique, technique et sécuritaire.
Notre outil essentiel, ce sont nos bons offices et la confiance dont nous bénéficions de la part des parties maliennes signataires, mais aussi l’accompagnement de la Médiation internationale. Le redéploiement des premiers bataillons à Gao, Tombouctou, Kidal et Ménaka constitue une avancée importante.

Le redéploiement de celui de Kidal marque un tournant qu’on peut qualifier d’historique, même s’il y a eu des incompréhensions pour déployer la compagnie complémentaire du bataillon, mais cette difficulté est en phase d’être surmontée.
En fait, nous devrons continuer à renforcer la confiance entre les parties signataires.

L’Essor : Kidal est toujours sous le contrôle de la CMA qui a récemment gracié des prisonniers. Ces agissements ne fragilisent-ils pas le processus de paix ?
Mahamat Saleh Annadif : Il est important de noter qu’il y a un gouverneur qui officie à Kidal depuis septembre 2018. Les autorités intérimaires ont été nommées et sont opérationnelles. Certains sous-préfets et préfets sont déjà sur place. Comme je le disais, le redéploiement des premiers éléments du bataillon à Kidal a été un autre signal fort dans le cadre du renforcement de la présence de l’État.

Je suis d’accord avec vous que tout ça n’est pas suffisant, et que d’autres démembrements de l’État, notamment en matière de défense et de sécurité, mais aussi en matière judiciaire, doivent être redéployés pour combler certains vides.
En effet, la CMA avait créé des structures que je considère provisoires pour gérer certaines activités qui relèvent de la souveraineté de l’État, telles que le CSMAK (Comité en charge de la sécurité) mais qui ont pour vocation d’être remplacées progressivement par des structures nationales.

C’est en cela que le redéploiement de l’Armée reconstituée, des unités de police, etc, est indispensable. Le retour de tous ces services de l’État, notamment les services sociaux de base doit être accéléré.
S’agissant de la question des prisonniers, je note que du 2 au 3 avril dernier, une délégation de l’inspection judiciaire du ministère de la Justice du Mali a visité Kidal. Des questions de ce genre auraient pu être discutées à cette occasion. Une fois de plus, je note pour le regretter le déficit du dialogue inter malien.

L’Essor : Quel a été le rôle de la Minusma dans l’organisation des élections législatives. Qu’attend la Mission onusienne de cette législature pour accélérer la mise en œuvre des réformes contenues dans l’Accord pour la paix et la réconciliation ?
Mahamat Saleh Annadif : Notre mandat est d’appuyer, dans les limites de nos moyens et dans nos zones de déploiement, « l’organisation, dans des conditions pacifiques, d’élections ouvertes à tous, libres, régulières, transparentes et crédibles ». C’est donc ce que nous avons fait.

Dans les limites de ce mandat, notre appui était basé sur trois aspects. Les bons offices : c’est l’accompagnement politique du représentant spécial du secrétaire général pour apaiser d’éventuelles situations à risque ou des mésententes entre les parties ; l’appui technique et logistique : la Minusma a assuré des formations avant les élections pour les acteurs et pour l’organisation matérielle des élections avec le ministère de l’Administration territoriale, la CENI, la Cour constitutionnelle, les acteurs de la société civile, les journalistes, des jeunes, des femmes, etc. Beaucoup de formations ont été offertes pour préparer la population et les acteurs à soutenir les élections. Beaucoup d’activités de communication, de sensibilisation et d’éducation civique ont été organisées à travers le Mali non seulement dans les zones de déploiement de la Minusma mais aussi dans d’autres régions du Sud.

La Minusma a recruté, formé et déployé 70 agents chacun dans un cercle donné. Ils étaient à la disposition des préfets avec des outils techniques de travail, ordinateurs, véhicules pour aider au déploiement du personnel et du matériel. Pour l’ensemble du processus, 62 tonnes de matériel ont été acheminées dans les régions par la Minusma ; l’appui à la sécurisation des opérations de vote : des patrouilles de sécurisation et des escortes pour les convois pour le matériel électoral ont été organisées par la force et la police des Nations unies.

Le 19 avril, en soutien au deuxième tour, dans le Centre du pays, la force de la Minusma a effectué des patrouilles dans les villes de Bandiagara et Bankass ainsi que dans les villages de Douna Pen et de Madougou. Des patrouilles ont également parcouru Sévaré, Mopti et Douentza. La veille du scrutin, des patrouilles ont été menées dans les environs de la ville de Bandiagara ainsi qu’à Ogossagou et Bankass.

À Tombouctou, l’opération « Wave » a également permis de sécuriser le scrutin et rassurer les populations. Lancée le 15 avril dernier, elle ciblait les localités de Goundam, Diré et Niafunké. Pour améliorer la sécurité des civils, les Casques bleus ont mené de nombreuses patrouilles et tenu plusieurs check-points. Cette opération a également permis des interactions avec les autorités administratives locales et les populations.

Pour répondre à la deuxième partie de votre question, j’ose espérer que cette nouvelle Assemblée nationale arrivera à mettre en œuvre les réformes politiques et institutionnelles prévues dans l’Accord de paix. Je me réjouis particulièrement de l’élection de femmes dans plusieurs circonscriptions. C’est un signe extrêmement encourageant.

Sur les 1.451 candidats qui briguaient les 147 sièges de l’Assemblée nationale, 427 étaient des femmes. Ce qui équivaut à 29,44 % et se rapproche beaucoup du taux de représentation de 30%, fixé par la loi du 18 décembre 2015, instituant des mesures pour promouvoir le genre dans l’accès aux fonctions nominatives et électives.

C’est un net progrès par rapport à l’élection législative de 2013 où il n’y avait que 18 femmes, alors que pour cette législature, nous comptons 41 femmes. C’est aussi une avancée remarquable pour la mise en œuvre de l’Agenda femmes, paix et sécurité au moment où nous célébrons le 20è anniversaire de la Résolution 1325.

L’Essor : Le renouvellement du mandat de la Minusma est pour bientôt. À défaut du chapitre 7 pour la Minusma, n’est-il pas envisageable de songer à mettre en place une brigade d’intervention rapide comme c’est le cas de la Monusco en République démocratique du Congo ?
Mahamat Saleh Annadif : La Minusma a été créée et opère déjà, et depuis 2013, sous le Chapitre 7 de la Charte des Nations unies qui met en place le cadre dans lequel le Conseil de sécurité peut prendre des mesures coercitives. C’est une décision qui n’appartient qu’au Conseil de sécurité et lui seul a l’autorité de sa mise en application. On dit que c’est le chapitre de l’exception car le Conseil de sécurité doit épuiser toutes les autres méthodes de règlement des différends avant de passer à une action proprement militaire.

De même, l’option de la brigade d’intervention fait partie de celles qui sont offertes au Conseil de sécurité et qui sont discutées lors du renouvellement du Mandat. Je vous invite donc à suivre ces débats dans les jours qui viennent.

L’Essor : Depuis quelques temps la presse fait état de tiraillements entre la France et les États-Unis au sujet de votre maintien ou pas à la tête de la Minusma. Qu’en est-il ? Comment jugez-vous votre bilan ?
Mahamat Saleh Annadif : À ce que je sache, et contrairement à ce qui a été véhiculé par ci par là, mon mandat actuel prend fin en janvier 2021 et je n’ai pas prévu de le renouveler. Maintenant, qu’il y ait des consultations, ou des discussions sur le choix de mon successeur n’est que normal. C’est même la règle pour les nominations à ces genres de responsabilité.
S’agissant de mon bilan, le moment pour en parler viendra et j’espère que j’en aurai l’occasion.

Propos recueillis par Massa SIDIBÉ

Source : L’Essor

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