MORIBABOUGOU : Les toilettes de la discorde

Placée face au miroir de la discrétion, et soucieuse de ne pas soulever ne serait-ce qu’un léger coin de voile de l’intimité de quiconque, la plume du journaliste hésite parfois à rapporter une scène (cocasse, banale ou même dramatique) dont on a été témoin par le plus grand hasard des choses.

Mais comment résister à l’irrésistible tentation de tout partager avec les lecteurs ! Car, on a beau vouloir la brider, la bâillonner, la laisser en dehors de certaines histoires, rien n’y fait ! La récalcitrante plume s’entête à courir et à relater tout spectacle dont notre vie quotidienne aura été le théâtre dramatique ou amusant.

Allez ! Laissons donc la plume courir et suivons-la, la rebelle, ligne après ligne jusqu’au bout de l’épisode cocasse qu’elle va nous raconter. Et dont, à la fin, chacun et chacune de nous pourra se faire son propre jugement. Ou plutôt… pardon ! son propre parti pris. Car, mieux vaut vous en avertir ! l’affaire, dans son dénouement, tiendra plus de l’appréciation dictée par le sentiment nourri par chacun de nous que par toute autre considération liée au droit. Vous trancherez par vous-mêmes pour savoir ce que vous auriez fait à la place de l’un ou l’autre des protagonistes du récit.

Voici les faits. Nous sommes à Moribabougou, ce tentaculaire quartier périphérique qui borde Bamako à l’est et qui relève administrativement de Kati. Laissons, tournés vers Koulikoro, la route nationale et prenons à gauche. Continuons sur quelques kilomètres, juste trois. Promenons çà et là notre regard curieux et nous tomberons sur un chantier où des maçons s’affairent par dizaine dans un mouvement incessant de brouettes remplies de ciment, de briques tirées, de truelles maniées, de planches de bois déplacées etc. Là où se déroule tout ce remue-ménage, c’est l’immeuble en construction de monsieur Traoré, un riche homme d’affaires.

Pendant deux mois et demi, les travaux commandés par M. Traoré s’exécutaient sans aucune perturbation, sans aucun coup d’arrêt. Au grand bonheur, bien sûr, des ouvriers du chantier. Jusqu’au jour où, subitement, les maçons voient un homme faire irruption sur le chantier, se diriger à l’étage et proférer des invectives et des menaces. L’intrus, un homme à qui on peut aisément donner la soixantaine, est dans une colère noire. Il crie son indignation, lance imprécations sur imprécations, assènent des menaces terribles, et exigent des maçons qu’ils cessent sur-le-champ toute activité. Ces derniers, gardant leur calme, présentent leurs plus plates excuses et essaient de raisonner le plaignant furieux. Mais sans succès. Monsieur Dia, c’est ainsi qu’il se nomme, ne décolère pas. Il campe sur ses exigences : il ne tolère plus la poursuite des travaux !

Au fait, voyons ce qui a pu provoquer un tel courroux chez l’ami Dia, d’ordinaire si maître de lui. C’est que monsieur Dia, dont la maison jouxte l’immeuble en chantier, a le malheur d’avoir des toilettes non-couvertes. Eh ! oui. Des toilettes à l’ancienne, sans toit, à ciel ouvert. Aussi, Dia a une femme et 7 enfants dont le benjamin a 14 ans. Le plus alarmant pour Dia, c’est que parmi ses 5 filles, seulement deux sont mariées et sont donc hors du logis paternel. Les autres, célibataires pour l’heure, ont entre 17 et 29 ans, et demeurent chez papa. On comprend donc le sujet de la colère de Dia qui a remarqué que, du 1er étage du chantier, les maçons ont une vue imprenable sur ses toilettes.

Ne pouvant pas satisfaire aux exigences de Dia, le chef de chantier lui a fait comprendre l’obligation contractuelle dans laquelle se trouvait les maçons. Mais, voyant qu’aucun de leurs mots ne pouvait apaiser l’ire de Dia, les maçons téléphonèrent au proprio de l’immeuble, Traoré. Ce dernier, stupéfait par les explications des ouvriers, se présenta le lendemain et ordonna la reprise immédiate des travaux sur son chantier. Fureur de Dia qui rappliqua en émettant les plus vives protestations. Contre-réponse de Traoré qui rétorqua à son interlocuteur d’aller se plaindre « partout où il le jugera nécessaire ». Et de lui promettre que rien « ne mettra à mal l’évolution sereine du chantier. » Les deux ont failli en venir au combat rapproché, tant Dia était hors de lui, jurant de « casser la tête à quiconque de là-haut aurait le regard plongé vers ses toilettes. »

Pourtant, réalisant que ses plaintes virulentes ne feraient pas plier Traoré, celui-ci étant convaincu de n’avoir rien à se reprocher et d’être dans son droit, le sexagénaire Dia dut faire appel au secours d’un aîné à lui. Celui-ci est octogénaire, il est ancien administrateur civil. Contentons-nous de son patronyme : Tembely. Il arrive sur le chantier du litige, deux jours après le coup de fil passionné de Dia. Tous renseignements pris et constatation de visu faite, sa réponse est sans complaisance. « Tout lien de parenté indirecte que nous ayons, je dois t’avouer, petit-frère, que rien n’oblige le proprio de l’immeuble à stopper les travaux », dit-il à Dia. Et d’ajouter : « Je peux me tromper mais je ne connais aucune loi écrite qui contraint Traoré à interrompre les travaux sur son chantier parce que tes toilettes ne sont pas couvertes. Tout ce que je peux faire, c’est lui demander la faveur d’un geste social c’est-à-dire de faire mettre à ses frais une toiture sur tes toilettes ». Dia est visiblement déçu. Il avait espéré trouver dans la venue du vieux Tembely et au niveau intellectuel de celui-ci un double soutien de poids qui ferait vaciller le propriétaire de l’immeuble. Mais le vieux Tembely est du genre à ne pas boire dans la coupe des propos complaisants. « Tu as tort, cadet. Je vais te donner la somme que j’ai en ma disposition. Egalement, je vais chercher le numéro du monsieur Traoré-là, l’appeler, demander à le voir, et lui dire d’avoir la générosité de compléter le montant nécessaire pour couvrir tes toilettes. D’ailleurs, je serais heureux de savoir que tu renonces à aller de nouveau poser des exigences auprès des maçons. Je suis venu à ton appel, et, en tant qu’aîné, j’apprécierais que te fies à ma solution », répète-t-il à son cousin Dia. Celui-ci accepte, mais du bout des lèvres.

Le vieux Tembely se rend alors sur le chantier, parvient à obtenir le numéro de portable de Traoré. Après un coup de fil et quelques mots, Traoré, au su de l’âge de son interlocuteur au bout du fil, se dispose à faire le déplacement sans problème. Trois heures après, Traoré est sur les lieux. Il rappelle. Le vieux Tembely est chez Dia, en train d’attendre. Traoré est invité à y venir. Il accepte. Arrive. Les salutations d’usage sont faites. Alors, le vieux Tembely présente des excuses à Traoré pour l’incompréhension avec le cousin Dia. Traoré se montre tout d’un coup moins tendu et moins irrité. Il répond par des usages de politesse. Le vieux Tembely poursuit : « Dia est l’agresseur dans cette affaire. Disons les choses telles qu’elles sont. Il est dans son tort. Il aurait dû couvrir ses toilettes depuis des années. Et je balaie d’un revers de main tout prétexte de manque de moyens. Il a un grand fils sur qui il aurait dû mettre la pression plutôt que de fulminer contre autrui. Nous sommes à Bamako ou dans ses environs. Et là, personne ne peut empêcher les gens de construire en hauteur au motif que ça expose leur intimité. Non, non, non. Tout ce que je vous demande, fiston Traoré, c’est une faveur. Ce n’est point quelque chose que je peux imposer. C’est vraiment un acte de faveur que je vous demande. Seriez-vous disposé à compléter la somme nécessaire pour couvrir les toilettes de Dia ? Vous avez le droit de refuser, hein… »

A la suite de ces mots, totale surprise ! Traoré répond qu’il fera lui-même couvrir les toilettes de Dia, et le tout à ses frais : « Je vous remercie, M. Tembely, de votre intervention pleine de sagesse. Je suis moi-même sans voix. Comment pourrais-je dire non à un homme de votre âge qui me parle avec vérité ? Dès demain, je demande à mon chef de chantier d’appeler deux de ses tôliers. Ils vont acquérir les tôles les meilleures, ils vont surélever un peu plus les murs des toilettes, puis les couvrir. Je trouve même qu’il faut revêtir l’intérieur des toilettes qui est très abîmé.» Et, sur place, Traoré appelle un certain Sissoko. « C’est quelqu’un qui s’y connaît super bien en carreaux », explique-t-il. Rendez-vous est du coup donné au carreleur et il lui est demandé de passer à l’ACI 2000, au bureau de Traoré, pour « prendre le chèque pour payer et venir revêtir les toilettes de Dia en carreaux. »

Dia est à la fois soulagé et gêné. Que dire ? Comment formuler ses regrets ? Comment se repentir de sa poussée de colère ? Il se décide enfin. Il présente ses excuses, parle du cousinage ancestral entre Peul et Bamanan, et dit avoir agi selon sa conscience car, a-t-il conclu, « il est de mon devoir de père de protéger ma famille, et de préserver son intimité. » Affirmation appuyée par Traoré qui, à son tour, se confondit en excuses et reconnut qu’il aurait effectivement dû se monter sensible « à la peur de l’intimité exposée » exprimée par Dia.

Finalement, Traoré a tenu parole sur toute la ligne. Les toilettes de la discorde ont été carrelées, ravalées et couvertes. Tout avait mal commencé qui finit bien.

MOHAMED MEBA TEMBELY 

Source: Les Échos 

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