Insécurité au Sahel : les Maliens étaient prêts à négocier avec les “terroristes”, pas question pour Emmanuel Macron

Lorsque le président François Hollande a décidé le 11 janvier 2013, d’engager la France au Mali, dans l’opération Serval – la plus grosse opération militaire à l’étranger depuis la guerre d’Algérie – il était loin d’imaginer que huit ans plus tard, l’objectif de vaincre les groupes djihadistes, qualifiés de terroristes, ne serait toujours pas atteint, malgré l’accumulation successive des opérations militaires.


Depuis, cette lutte est devenue régionale au Sahel, conduite à la fois par la force française Barkhane (5100 soldats), la force conjointe du G5-Sahel (un organe de coopération qui rassemble le Mali, le Burkina Faso, le Niger, la Mauritanie et le Tchad, qui réunit 5000 soldats, répartis en 7 bataillons), l’opération Takuba (composée de forces spéciales d’une douzaine de pays européens – dont la Belgique – avec un objectif de 2000 soldats), sans compter la Minusma, la mission des Nations-Unies pour le maintien de la paix au Mali, qui compte 15.000 casques bleus…

Huit ans plus tard, en dépit de quelques succès tactiques contre le Groupe Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS), les attaques d’autres groupes djihadistes affiliés à Al-Qaïda, regroupés au sein du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), se poursuivent. Elles s’étendent désormais du nord au centre du Mali, au Burkina Faso et au Niger.

“Décapiter” les groupes djihadistes affiliés à Al-Qaïda
La France et les pays du Sahel comptent leurs morts. 50 militaires français ont été tués, le Tchad a perdu plus de 30 soldats, 230 casques bleus ont également été pris pour cible. Les militaires maliens, eux, tombent presque chaque jour. Tandis que deux millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur de leur propre pays, un niveau jamais atteint, selon l’ONU, faisant face à une insécurité alimentaire aggravée par les conditions climatiques.

Lors du sommet du G5-Sahel à N’Djamena (15-16 février), on s’attendait à ce qu’Emmanuel Macron annonce un désengagement progressif des forces françaises au Sahel. “Pas dans l’immédiat”, a-t-il finalement déclaré. Il a appelé à “décapiter” les groupes djihadistes affiliés à Al-Qaïda. Pourtant, avant ce sommet, certains pays, dont le Mali, étaient prêts à négocier avec eux.

Analyse avec Caroline Roussy, chercheuse à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et docteur en histoire de l’Afrique contemporaine.

G.K. Aujourd’hui, ces opérations militaires au Sahel sont un échec ?

C’est plus complexe que cela. Au regard de l’extension de la menace terroriste, on peut considérer que c’est globalement un échec. En revanche, un certain nombre d’actions militaires menées par Barkhane et les forces maliennes, ont pu débander l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) dans la région dite des ‘trois frontières’, entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Il y a eu d’autres succès militaires, comme la mort du chef d’al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) Abdelmalek Droukdel et de plusieurs de ses proches collaborateurs. Mais ces groupes affiliés à Al-Qaïda regroupés au sein du ‘Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans’ne sont pas sur le déclin.

Sur le plan démocratique, au Niger et au Burkina Faso, il n’y a pas de processus démocratique avéré. Le Mali a subi un putsch militaire en août dernier et on verra comment la situation va évoluer. Des élections sont prévues mais avant cela, comme la crise est multidimensionnelle, le pays a besoin de réformes structurelles. Quant à l’allié principal, le Tchad, où le président Idriss Déby Itno est au pouvoir depuis plus de 30 ans, reste en l’état. Il a promis d’envoyer 1200 hommes dans la zone dite des ‘trois frontières’ pour lutter contre l’EIGS… Donc un certain nombre de questions subsistent.

G.K. Pourquoi ces acteurs ne parviennent-ils pas à bout de leur objectif ?

Depuis le début de l’opération française en 2013, jusqu’à aujourd’hui, la menace a considérablement changé de nature. Il y a eu des accommodations entre les dits djihadistes et les populations, à tel point qu’il est difficile de distinguer qui est djihadistes et qui ne l’est pas. Cette question des djihadistes’ correspond à des catégories d’analyse françaises ou européennes, qui nous permettent à nous, de nous repérer pour dire ‘il y a des bons’ et ‘des méchants’, alors que sur place, la réalité est beaucoup plus complexe. De nombreux chercheurs ont montré que les jeunes rejoignaient des groupes de djihadistes pour des raisons économiques, ça leur donne un statut social, mais ça n’a rien à voir avec la religion !

A ce propos, Marc Antoine Pérouse de Montclos (chercheur à l’Institut de Recherche pour le Développement, ndlr) dit très justement qu’il y a une ‘islamisation de la radicalisation’. Des jeunes qui n’ont pas d’avenir, qui voient une corruption galopante, qui voient une extrême inégalité entre les riches et les très pauvres peuvent être tentés de rejoindre des djihadistes. Même si, il ne faut pas le nier, il existe réellement un islam radical. Mais il faut nuancer et souligner la complexité de cette situation.

G.K. Lors du sommet du G5 Sahel à N’Djamena, la question du dialogue avec certains groupes djihadistes est revenue au cœur des discussions. En 2020, le Mali s’était dit prêt à ouvrir des canaux de discussion avec ces groupes affiliés à Al-Qaïda, dont la Katiba Macina, pour tenter une sortie de crise. Des émissaires auraient même été envoyés vers leurs chefs, Iyad Ag Ghaly et Amadou Koufa… La France rejette catégoriquement ces discussions. Elle part du principe qu’on ne négocie pas avec les terroristes.

D’abord de quels terroristes parle-t-on ? Emmanuel Macron l’a annoncé, avec ses partenaires Sahéliens, il considère que Iyad Ag Ghaly et Amadou Koufa sont des “ennemis” et en aucun cas des “interlocuteurs”. Iyad Ag Ghaly et Amadou Koufa sont deux piliers du GSIM, nébuleuse djihadiste liée à Al-Qaïda responsable de nombreuses attaques. Et il faut souligner que le gouvernement de transition malien s’est finalement aligné sur cette position. Avant le sommet de N’Djamena, le président Macron a invité tous les chefs d’États du G5 pour qu’ils s’alignent tous sur cette position.

Or pas plus tard qu’en décembre dernier, le Premier ministre de transition, Moctar Ouane, a réaffirmé que les Maliens et les Maliennes souhaitaient négocier avec les ‘terroristes’. La demande avait été formulée lors de la Conférence de l’entente de 2017 et aussi lors du Dialogue national inclusif de 2019. Même le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres avait dit que des négociations étaient peut-être possibles… La France, elle, les considère comme des ennemis.

Précisons que sur cette question, il y a clairement eu un désaccord stratégique entre Paris et Bamako. En octobre dernier, les nouvelles autorités maliennes, en échange de la libération de quatre otages ont relâché près de 200 djihadistes, le tout assorti – suivant différentes sources – d’une rançon de 30 millions d’euros. Cela a été un camouflet à la France ! Depuis, la guerre a clairement été déclarée à leur encontre par le président français.

G.K. Doit-on s’inquiéter de cette libération de djihadistes ?

On ne sait pas quelles sont les teneurs de ces négociations, et on n’a pas su si les djihadistes’en question étaient des membres de Katiba Macina ou de l’EIGS. En revanche, on se souvient qu’ils ont montré qu’ils étaient dans une position de vainqueurs. Mais cela reste problématique, parce qu’à la suite de cette libération, de nombreux civils ont été tués. Et on est entré dans une spirale de la violence : la France attaque des affiliés terroristes de l’EIGS et en retour, ils ripostent.

Incontestablement, la personnalité la plus dangereuse est Amadou Koufa de la Katiba Macina. Et c’est contre ses postes au Sahel que seront concentrées les opérations militaires dans les prochaines semaines.

Aujourd’hui, la guerre a clairement été déclarée. La Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), a signalé que des attentats étaient en voie de préparation par Aqmi en France.

Mais en désignant clairement ces deux groupes djihadistes comme ‘ennemis’, en invitant les forces européennes à la “décapitation” en vue d’amorcer des négociations avec les populations qui ne sont pas au plus haut de l’architecture djihadistes, ça me semble spécieux, voire dangereux quand on sait qu’un professeur français, du nom de Samuel Paty a été décapité. Ce terme même, pose problème.

G.K. Qui a raison ?

Je pense que l’avenir du Sahel appartient aux Sahéliens et c’est à eux de dire ce qu’ils souhaitent. Lorsqu’on entend la dernière déclaration d’Emmanuel Macron, on a l’impression que le Sahel est l’antichambre de la France. Il avance une feuille de route programmatique de la région.

Encore une fois, concernant la question des négociations avec les ‘terroristes’, avant le sommet de N’Djamena, tous les chefs d’Etat ont été convoqués et tous se sont alignés sur la position d’Emmanuel Macron. C’est assez problématique quand on voit que la France ferme les yeux sur les droits humains ou ses principes démocratiques, notamment au Tchad…

G.K. : Officiellement, l’objectif est de ‘lutter contre le terrorisme’. Certains militaires français dénoncent un “discours global déconnecté des réalités”, car il y a des réalités locales : d’importants efforts de médiation ont d’ores et déjà été déployés au niveau local par des acteurs traditionnels, coutumiers et religieux. Des accords de réconciliation visant à apaiser les affrontements communautaires et les tensions locales sont également discutés. En réalité, il y a plusieurs niveaux d’actions…

Oui, il y a des médiations au niveau local. Et dans le discours d’Emmanuel Macron, quand il parle de ‘sécurité au Sahel’, je ne sais pas ce que cela signifie. En réalité, il y a une typologie de conflits au Sahel, intercommunautaires, sociaux-politiques, socio-économiques, les conflits sont multiples. Donc on va lutter contre un terrorisme dont on ne cerne pas les contours, or des gens désœuvrés sont impliqués. On avance la question de développement mais quel développement, avec quelle feuille de route ? Les besoins selon les pays ne sont pas les mêmes ! Donc oui, on a l’impression d’un discours déconnecté des réalités locales.

La lutte contre le terrorisme est très difficile, on l’a vu en Irak, en Afghanistan et ailleurs. De la même façon, les résultats au Sahel prennent beaucoup de temps. Cette inefficacité relative à réduire le terrorisme a pu alimenter un sentiment anti-français, notamment au Mali. Mais les résolutions du sommet de N’Djamena sont très claires. Un plus grand engagement militaire a été décidé pour lutter contre le terrorisme avec une cible bien définie, les dirigeants d’Al-Qaïda, Iyad Ag Ghaly et Amadou Koufa. Les forces du G5 Sahel seront renforcées avec l’engagement des troupes Tchadiennes (1200 hommes). Le redéploiement des Etats dans les zones désertées et enfin les actions en faveur du développement. Le Sommet a donc reconfirmé les quatre piliers essentiels de la lutte contre le terrorisme.

Au niveau du Mali, il y a eu un Dialogue national inclusif en 2019. A cette occasion, les Maliens ont réclamé de discuter avec les dits ‘terroristes’, pour essayer de mettre fin aux tueries. C’est pour ça que notre gouvernement de transition a évoqué l’idée de dialoguer avec les ‘terroristes’. C’est un engagement que le peuple malien a donné à ses leaders. Mais désormais, d’un côté on va cibler les leaders de ces groupes ‘terroristes’, de l’autre, on va organiser des discussions intercommunautaires, avec des jeunes qui ont été embrigadés dans ces groupes, pour essayer de les ramener dans la patrie. Les deux aspects ne sont pas contradictoires. Il ne s’agit pas de discuter avec Iyad Ag Ghaly, ni Amadou Koufa, mais de parler avec leurs lieutenants, les sous-officiers, tous ceux qui se sont engagés dans les actions terroristes, non pas pour des raisons idéologiques, mais pour des raisons économiques. Pour ceux-là, il existe des programmes de déradicalisation, d’insertion etc. De façon imagée, on coupe la tête du serpent et avec le reste on fait une belle ceinture.

RTBF
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