Général François Lecointre : “Nous contestons le rapport de l’ONU sur notre frappe à Bounti”, au Mali

Entretien |Guerre au Sahel, rapport sur le Rwanda, tension avec la Turquie, résurgence de Daech au Levant, programme nucléaire iranien et montée en puissance de la marine chinoise… Sur tous ces dossiers, le général François Lecointre, chef d’État-major des armées françaises, livre sa vision opérationnelle.

 

L’ONU vient de publier son rapport sur la frappe de Bounti au Mali qui contredit la version française. Qui faut-il croire ?

Ce que nous allons faire précisément c’est répondre à ce qui est dit dans ce rapport de l’ONU. Nous allons répondre par le biais de notre représentation permanente à l’ONU pour dire point par point ce que nous contestons dans ce rapport, en particulier des questions de méthodologie, qui évidemment ensuite nous amène à contester ce qui est dit sur le fond par le rapport.

La méthodologie est pour moi extrêmement contestable. Parce qu’il y a un certain nombre de témoignages qui sont la base des conclusions de ce rapport qui en réalité ne sont pas retranscrits, dont on ne connait pas l’identité des témoins. Par ailleurs, il n’y a aucune exhumation de corps, aucun travail de police scientifique, donc oui je conteste absolument ce rapport.

Je continue à dire que ce que nous avons fait, nous, comme étude précise après cette frappe est fondé sur des procédures suivi dans le cadre du respect du droit international militaire, du droit des conflits armés.

Par ailleurs, avec ce que nous avons comme images de drone et avec l’étude du comportement de ce groupe armé terroriste sur lequel nous avons effectué une frappe, et avec l’ensemble des documents que nous avons qui sont parfaitement documentés de distance par rapport aux lieux habités, tout cela me fait dire précisément que je conteste absolument les conclusions du rapport de l’ONU et nous allons adresser des contestations à l’ONU que nous faisons de leurs conclusions.

Redoutez-vous la montée d’un sentiment anti-français et anti-Barkhane qui pourrait poser des problèmes à vos hommes sur le terrain ?

Je redoute toujours la montée d’un sentiment anti-français, quoi qu’il arrive. J’observe d’ailleurs que lorsque nous avons tenu le sommet de Pau, une des exigences du président de la république vis-à-vis des chefs d’Etat du G5 Sahel était que ceux-ci rappellent très précisément qu’ils souhaitaient que la France intervienne et qu’ils mettent en exergue la qualité et la nécessité de cette intervention pour protéger leurs populations et consolider leurs Etats. Et donc évidemment, il y a toujours le risque de manipulation qui vise l’opinion publique de ces pays-là.

Notre objectif c’est précisément d’agir au profit de ces populations et plus encore que cela, que ces populations ne tombent pas sous la dépendance de groupes armés terroristes, animés par des idéologies qui produisent leur plein effet parce qu’ils ont une emprise sur la population.

Donc oui, c’est une guerre des perceptions. Oui, c’est une guerre de conviction que nous menons aussi. C’est pour cela que nous sommes extrêmement attentifs à être toujours irréprochables sur le pan du respect du droit des conflits armés, sur le plan du respect du droit humanitaire et militaire.

Peut-être qu’un jour il arrivera que l’on fasse une erreur et à ce moment-là, on le reconnaîtra. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être soupçonnable, parce que précisément, cela nous fragiliserait et cela nous ferait perdre l’essentiel de notre combat qui est un combat de conviction.

Ce sentiment anti-français pourrait-il être un élément qui amène un redimensionnement de l’opération Barkhane, voir un départ conséquent ?

Sincèrement, je n’en sais rien, je ne pense pas. Par ailleurs, il y a plusieurs facteurs qui rentrent dans la décision du président de la république en matière de maintien d’un engagement militaire. Il y a une première considération : les intérêts stratégiques de la France qui sont en jeu dans cette région stratégique du Sahel. C’est d’abord la lutte contre le terrorisme.

L’opinion publique de ces pays à son opinion. Notre propre opinion publique peut avoir aussi une conscience plus ou moins claire de ce qui se joue là-bas. C’est à nous de l’expliquer.

Mais en tout état de cause, la vision du président de la république n’est pas fondée sur l’opinion publique qu’elle soit celle des pays concernés ou celle de la France. Elle est d’abord fondé sur des éléments objectifs qu’il a de renseignements qui lui font mesurer le danger que représente aujourd’hui ces “willayas” qui agissent au nom de l’Etat islamique, au nom d’Al-Qaïda dans le Sahel et qui peuvent avoir des ramifications ailleurs en Afrique ou ailleurs en Europe. C’est d’abord contre cela que nous luttons. C’est d’abord cela le déterminant : l’intérêt stratégique et la sécurité des Français.

L’autre nécessité, c’est la consolidation de ces Etats du Sahel qui passe par plusieurs axes d’opérations. Un axe spécifiquement militaire qui est la lutte directe contre ces groupes qui créent des zones de non droit, qui ont une emprise forte sur la population, qui la terrorise. Nous voulons absolument permettre la restauration de l’autorité de l’Etat sur la totalité de son territoire.

Ensuite, il faut que nous aidions ces armées à assumer elle-même cette responsabilité de sécurité que tout Etat a vis-à-vis de sa population. Et puis, il y a d’autres sujets qui sont le développement, la gouvernance politique de ces Etats qui n’ont rien de militaire et qui doivent également être pris en compte.

Tous ces éléments-là constituent des lignes d’opération, dont certaines sont militaires comme la formation des armées amies, de leur accompagnement au combat, de la lutte directe contre les terroristes, et dans d’autres cas, elles n’ont rien de militaire, gouvernance et développement. Et c’est bien l’ensemble de ces actions qui permettra la consolidation de ces Etats qui est absolument indispensable.

Imaginez qu’on laisse demain l’ensemble de la région du Sahel et puis par contagion d’autres régions d’Afrique devenir une zone de non droit en proie au chaos généralisé, je pense que toute l’Europe courrait un risque absolument considérable et la France évidemment.

Justement, est-ce que les récentes attaques terroristes au Niger et en Côte d’Ivoire par des groupes venus du Mali vous inquiètent ?

 

Le sujet ce n’est pas tant d’éradiquer le terrorisme et les terroristes. Le sujet c’est de permettre en contenant cette menace et en permettant le retour de l’Etat de mettre en place les autres actions complémentaires qui permettront la consolidation de ces Etats.

En réalité, il n’y aura jamais de victoire définitive. Et c’est bien cela l’aspect ingrat de nos engagements. Il n’y a jamais de moment où nous pouvons dire : nous avons gagné la guerre ! C’est un travail lent, progressif qui va nécessiter, même quand nous n’agirons plus directement contre les terroristes, qui nécessitera un travail d’accompagnement des armées alliées.

C’est l’intérêt de la Force Takouba, un travail de reconstruction des armées avec un travail de reconstruction qui devra durer. Bien sûr, j’ai conscience de la progressivité et de la lenteur de cet engagement, et j’ai conscience que c’est aussi un course contre la montre, contre mouvements qui là où ils se trouvent éventuellement en situation de faiblesse vont essayer d’aller porter ailleurs leur idéologie et leur déstabilisation.

Donc oui, il faut reconstruire et consolider le Mali, aujourd’hui l’homme malade de cette région-là, mais également le Niger, le nord du Burkina Faso, de manière à ce que ces Etats consolidés puissent interdire la contagion vers le sud de ces mouvements. Il y a eu des attaques en Côte d’Ivoire qui sont le fait de “willayas” terroristes. Nous devons donc à la fois nous engager avec l’opération Barkhane dans la consolidation de ces Etats qui passe par la lutte contre les groupes armés terroristes. Et nous devons auprès des autres Etats africains du nord du golfe de Guinée, en particulier la Côte d’Ivoire, être là pour repousser cette menace.

Vous avez été envoyé au Rwanda en tant que capitaine en 1994. Entre votre feuille de route et la réalité, la différence était grande ?

Ce qui est dénoncé dans le rapport Duclert, c’est une confusion dans la chaîne de transmission des ordres et des responsabilité qui a conduit, peut-être, à un certain nombre d’appréciations biaisées de la situation, de manque d’appréciation de la gravité des intentions génocidaires du régime d’Habyarimana.

Ce que j’observe c’est qu’aujourd’hui, précisément, ça ne se fait pas comme ça. C’est-à-dire qu’aujourd’hui dans toutes les opérations que nous conduisons depuis que je suis chef d’Etat-major des armées depuis bientôt 4 ans, une ligne très claire qui repose sur la responsabilité du chef d’Etat-major des armées, qui sous l’autorité du chef de l’armée qui est le président de la république, conduit l’ensemble des opérations.

En réalité, le chef d’Etat-major particulier du président de la république joue son rôle de conseil, la direction de défense et de sécurité au Quai d’Orsay anime l’ensemble de la coopération militaire. Toutes les opérations militaires qui sont conduites sont sous la responsabilité de l’unique CEMA, qui ensuite, donne des ordres directement aux commandants des forces sur le terrain.

Au moins cela garantit l’identification des responsabilités. Je suis responsable devant le président de la République. Et c’est moi qui devrait assumer cette responsabilité. Je n’ai jamais constaté depuis 4 ans qu’il y avait des tentatives de contournement.

La réponse de l’ancien capitaine, la voici. Quand nous sommes intervenus au Rwanda nous étions immergés dans l’indignation collective de toute l’opinion publique occidentale et française devant le drame de ce génocide. Nous étions impatients d’être engagés pour faire cesser ce génocide. Et donc jamais il n’a été question que nous allions au Rwanda pour autre chose que pour faire cesser ce génocide.

Quel est aujourd’hui votre évaluation des menaces turques en Méditerranée ? Après l’incident du Courbet, est-ce que les canaux de communication militaires entre la France et la Turquie ont été clarifiés et assainis ?

La menace turque n’est pas seulement en Méditerranée orientale. Mais en Méditerranée orientale, il y a d’abord le non-respect par la Turquie du droit international maritime, avec notamment le non-respect des zones économiques exclusives, et puis il y a le non-respect de l’embargo qui pèse sur la Libye. Ce qui fait quand même beaucoup de choses pour la Turquie.

La France, qui a en permanence des bâtiments en Méditerranée orientale, fait valoir, documente, constate les violations et s’oppose à la marine turque.

De la même façon, dans le respect de l’embargo, dans lequel nous sommes engagés dans le cadre de l’opération IRINI, il y a eu l’incident de la frégate Courbet. Il y a eu d’autres incidents avec des bâtiments allemands qui participaient à l’opération IRINI. Mais nous continuerons à exercer de la même façon le contrôle, le droit de visite et le refus de ce viol de l’embargo par la Turquie.

Par ailleurs, nous sommes attachés à ce qu’il n’y ait plus de présence étrangère militaire en Libye. Rien ne serait plus catastrophique que de voir l’installation en Libye d’une sorte de concurrence stupide et délétère entre des bases turques d’un côté de la Libye et par ailleurs des sociétés privés militaires russes qui seraient à un autre côté.

Pour autant, les canaux de communication entre opérationnels fonctionnent très bien. La marine turque est une marine professionnelle. Nous sommes dans un exercice de confrontation, bras de fer, escalade, qui répond à une grammaire très particulière et très singulière et qui est maitrisée des deux côtés, turcs et français. Donc, je ne craints pas de dérapage brutal. En revanche, il faut que nous sachions maîtriser cette escalade et que nous ne cédions jamais à des tentatives d’intimidation de la Turquie.

Apparemment, des cellules de Daech se reconstituent sur le front syro-irakien. Est-ce un baroud d’honneur des djihadistes ou une vraie menace qui revient au premier plan ?

Je crains qu’il ne s’agisse pas d’un baroud d’honneur. Je crains que ce qui est en train de resurgir, que ce soit dans la “badia” c’est-à-dire le désert à l’est de la Syrie, la zone de Deir Al-Zor, la zone de Mossoul, de Kirkouk en Irak, il y a une résurgence de Daech. Il y a aussi une capacité qui est aussi en train de renaître de la part de Daech de commencer à organiser, à commander, à commanditer des opérations à l’extérieur de cette zone moyen-orientale qui nous inquiète.

C’est une lutte que nous devons continuer fermement. Nous sommes avec les Américains les plus engagés dans cette lutte. Aujourd’hui, le porte-avion Charles de Gaulle avec le groupe aéro-naval est engagé dans le Golfe arabo persique et a pris le commandement d’une « task force » américaine pour intervenir soit dans la zone syrienne, soit dans la zone irakienne de Mossoul et de Kirkouk avec un appui aérien conséquent.

Nous allons aussi nous engager dans une coopération bilatérale avec l’Irak pour renforcer les capacités de l’armée irakienne.

 

Sachant que l’Iran enrichit désormais son uranium à 20%, à quelle échéance, selon vos évaluations, Téhéran pourrait fabriquer une bombe atomique ?

C’est inquiétant mais aujourd’hui c’est surtout un sujet de diplomates qui vont travailler sur le JCPOA, à la revitalisation de cet accord. Ce n’est pas un sujet pour l’Etat-major des armées à ce stade. Ensuite, selon différentes appréciations des experts, si l’Iran faisait les efforts nécessaires, je pense que d’ici un an, il serait capable de produire une première arme nucléaire. Cette échéance possible est évidemment prise en compte dans le cadre des échanges entre diplomates qui travaillent à la revitalisation du JCPOA. Nous sommes très engagés dans cette renégociation.

Et par ailleurs, comme nous le faisons vis-à-vis de la Turquie, mais évidemment dans un cadre différent, la Turquie est un allié de l’OTAN, nous manifestons très clairement, en particulier dans le détroit d’Ormuz, notre volonté de voir respecté le droit international maritime.

L’opération AGENOR que nous menons avec des partenaires européens vise précisément, sans agressivité inutile mais avec fermeté, à documenter toutes les violations du droit maritime qui pourrait être le fait de l’Iran et à veiller à ce qu’elles ne se reproduisent pas.

Vous avez récemment déclaré : “la Chine construit une marine française tous les 4 ans”. Comment faire face à une telle montée en puissance militaire chinoise ?

C’est une montée en puissance en effet très impressionnante. La Chine en nombre absolu de bâtiments est plus importante que la marine américaine. Ce qui est quelque chose d’incroyable.

Pour autant en tonnage, la flotte américaine reste au-dessus, mais aussi en compétence et en capacité opérationnelle. On voit les efforts américains de modernisation de leur Navy, et en particulier le recours à des drones maritimes et à des capacités nouvelles.

Dans cette confrontation-là, la France prétend être un acteur du jeu international, notamment en mer de Chine et d’une manière générale dans le Pacifique. Et nous prétendons essayer de faire émerger une conscience européenne, une volonté européenne d’être l’un des acteurs, qui tout en étant allié des Américains, doit proposer des solutions, éventuellement alternatives ou des solutions qui ne soient pas de confrontation directe et de montée en puissance d’une guerre froide entre deux blocs, entre la marine américaine et la marine chinoise, entre les Etats-Unis et la Chine.

Cela demande des moyens, cela demande une présence importante dans la zone. Nous avons plusieurs missions déployées dans l’océan Pacifique. Nous avons envoyé un sous-marin nucléaire d’attaque jusqu’au Japon, c’est la première fois que cela ce fait. Nous déployons cette année la mission Jeanne d’Arc dans l’océan Pacifique. Nous avons aussi des accords stratégiques avec l’Australie et avec l’Inde en particulier pour affirmer notre présence dans la zone.

Donc tout cela a un coût. Il ne faut pas imaginer que nous pourrons facilement baisser la garde dans les années qui viennent. Cette tension monte et elle nécessite que la France soit engagée loin de ses bases avec des moyens maritimes et aériens importants. Entre ce que nous avons à faire dans le jardin de l’Europe qu’est le bassin méditerranéen, l’Afrique, le Moyen-Orient, et ce qu’il faut que nous sachions incarner comme présence européenne et comme volonté de souveraineté européenne dans le Pacifique, les moyens des armées vont être durablement engagés dans les décennies à venir.

Christian Chesnot et Nathalie Hernandez

Source : France Culture
Suivez-nous sur Facebook sur