Tribune libre: «Non, il n’y aura pas de nouvelle guerre froide en Afrique »

Certains analystes, chercheurs ou journalistes annoncent le retour de la guerre froide en Afrique. La confrontation entre grandes puissances, États-Unis contre Chine et Russie, est même présentée par John Bolton, le conseiller pour la sécurité nationale du président Donald Trump, comme au cœur de la stratégie américaine sur ce continent. Pourtant, il n’y aura pas de nouvelle guerre froide. En voici les quatre raisons.

 

  • Les stratégies militaires des trois puissances ne sont pas déterminées par celles des autres 

Pendant la guerre froide, si l’URSS s’intéressait à un pays, on pouvait être certain que les États-Unis le faisaient aussi, rapidement. Aujourd’hui, quand les États-Unis s’impliquent au Niger, ce n’est pas parce que la Chine y est, mais parce qu’ils y voient un État pivot pour lutter contre les groupes djihadistes au Sahel. Depuis 2001, c’est la lutte contre le terrorisme qui justifie l’implication stratégique américaine en Afrique.

L’affrontement avec la Chine commence à avoir un impact, mais peu significatif. Le continent n’a d’ailleurs pas une grande importance pour les États-Unis. Mais ils ont de telles ressources que leur présence militaire est forcément supérieure à celle des autres puissances, avec notamment 7 000 militaires déployés en Afrique sous la direction de l’Africom, leur commandement régional dédié à l’Afrique.

La présence chinoise est également significative dans le domaine militaire. Pékin pourrait par exemple déployer à terme jusqu’à 1 000 hommes sur sa base de Djibouti, contre 4 000 sur celle des États-Unis. Elle n’est toutefois qu’un élément d’une stratégie globale où les facteurs économiques jouent un rôle central et qui a conduit au retour massif de la Chine en Afrique depuis le début du siècle.

En revanche, la stratégie de la Russie est davantage déterminée par sa relation aux États-Unis. Elle a construit son retour en Afrique à partir de 2014 pour contourner les sanctions et l’isolement diplomatique dus à la guerre en Crimée.

  • Les pays africains peuvent s’allier à plusieurs puissances en même temps 

Au temps de la guerre froide, le non-alignement était quasiment impossible. Or la majorité des pays africains achètent des armes à au moins deux puissances (seule une petite dizaine n’a qu’un seul pays fournisseur). La plupart des pays qui seront présents au sommet Russie-Afrique de Sotchi, du 22 au 24 octobre, étaient aussi présents au sommet Afrique-Chine (le Focac) de l’été 2018 ou au sommet États-Unis-Afrique de 2014. Quant aux accords diplomatico-militaires, beaucoup les signent à la fois avec les États-Unis, la Russie ou la Chine.

  • Les conflits africains ne sont pas directement influencés par la confrontation des trois puissances 

Au contraire, Russie, Chine et États-Unis se retrouvent souvent à soutenir les mêmes parties à un conflit, comme en Libye, où les pays sahéliens font face aux groupes terroristes. Surtout, jusqu’ici les postures chinoise et russe dans les conflits africains restent très prudentes, sans intervention directe ou même indirecte, ce qui n’était pas le cas pendant la guerre froide, notamment en Angola.

  • La guerre froide confrontait des puissances de force comparable

Or, comparée à la présence chinoise et américaine, la présence militaire russe reste encore marginale, même si elle pourrait continuer de progresser rapidement.

« Soft Power » et infrastructures

Pour ces raisons, il nous semble plus adéquat de parler de « compétition stratégique en Afrique ». Quelles en sont les caractéristiques ?

  • Ces rivalités mettent en jeu une concurrence féroce pour l’accès au théâtre africain, notamment en vue de déployer des capacités militaires.

Cela passe par des budgets importants, surtout américains et chinois (60 milliards de dollars chacun au moins), par la signature d’accords diplomatico-militaires (avec 53 pays africains pour les États-Unis, 24 pour la Russie), par des actions de soft Power,voire d’influence et, surtout, par la construction d’infrastructures. À ce titre, les États-Unis disposent d’au moins 34 implantations militaires. La Chine se distingue par ses intérêts dans de nombreux ports africains. La Russie dispose d’accords pour utiliser l’espace aérien et les bases d’Égypte notamment ; elle s’est toutefois rapprochée, sans succès, de plusieurs pays en vue de construire une base militaire similaire à celles de la Chine ou des États-Unis à Djibouti.

  • Ces compétitions impliquent un effort majeur de coopération militaire

La Russie, la Chine et les États-Unis se partagent, avec l’Ukraine (8,3 % des ventes), la plus grosse part du marché d’armements en Afrique subsaharienne : respectivement 28 %, 24 % et 7,1 % entre 2014 et 2018. Certaines armes vendues sont très modernes (drones chinois pour le Nigeria ou la Zambie, missiles balistiques russes Iskander-E pour l’Algérie, etc.). Surtout, il s’agit de construire des réseaux de défense forts : former les militaires africains et les faire se rencontrer dans de nombreux cadres, y compris des exercices.

  • La compétition stratégique passe par la capacité à mener des opérations militaires

Les opérations américaines sont les plus complexes et les plus coercitives ; elles recourent aux drones, y compris les armées, et aux forces spéciales, notamment en Somalie, au Niger et en Libye. La Chine se contente pour l’instant d’opérations de maintien de la paix et d’évacuation de ressortissants parfois très ambitieuses, comme en Libye en 2011 (35 000 personnes évacuées en douze jours). La Russie envoie plutôt des conseillers, en Centrafrique et au Congo-Brazzaville. Les trois pays conduisent des opérations de sécurité maritime et déploient des sociétés militaires et de sécurité privée.

C’est dans ce domaine des « opérations extérieures » que les évolutions pourraient être les plus critiques pour l’Afrique, notamment si la Chine et la Russie copient certains des attributs de la puissance américaine. Elles pourraient alors conduire des opérations militaires coercitives, mobilisant drones armés et forces spéciales. Elles viseraient par exemple à aider certains pays du Sahel ou du golfe de Guinée à affronter une menace insurrectionnelle dépassant les seuls moyens occidentaux. Sans déboucher sur une « nouvelle guerre froide », cette évolution conduirait à une reconfiguration profonde du paysage stratégique africain.

Aline Lebœuf, Chercheuse à l’Institut français des Relations Internationales (IFRI) sur les questions de sécurité et de défense en Afrique. Elle vient de publier en ligne l’étude «La compétition stratégique en Afrique : approches militaires américaine, chinoise et russe »

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